Le Grand monde

Pierre Lemaitre • Éditions Calmann-Levy

AO News #51 - Juillet 2022

LE PIVOT ET LA DENT DURE,

une rubrique animée Joël Itic



Pierre Lemaitre nous propose une grande saga familiale au cœur des trente glorieuses et de la guerre en Indochine. Pelletier, le patriarche a quitté la France après la guerre pour s’installer à Beyrouth ou il a créé une savonnerie, les affaires sont florissantes, il célèbre en grande pompe chaque année la création de son entreprise, entouré de ses fils qu’il fait venir spécialement de Paris, de sa femme et sa fille, la petite dernière. La fabrication du savon ne fait pas vraiment mousser l’envie des trois fils pour reprendre le business paternel, chacun rêve d’ailleurs. Obstiné, Louis Pelletier place Jean, l’ainé, dit Bouboul, à la tête d’une succursale de la savonnerie. On l’aura compris avec un tel surnom, il n’a pas tous les neurones connectés pour gérer l’entreprise familiale. La succursale glissera, en quelques mois, sur une pente savonneuse jusqu’à la faillite. Pas davantage doué en amour, il épouse un maitre étalon du modèle « harpie XXL » capable de rendre hystérique n’importe quel moine bouddhiste ! François, le frère cadet, fuit lui aussi Beyrouth et la savonnerie pour s’inscrire à Normal- sup. mais très rapidement, il abandonne ses rêves de grandeur et se fait engager, faute de mieux, comme journaliste à la rubrique des faits divers. Enfin Etienne, le plus intéressant des personnages, s’envole pour l’Indochine afin de retrouver son amoureux, un légionnaire dont il n’a plus de nouvelle depuis des mois, A Saigon, grâce à l’entremise de son père il obtient un poste à l’agence indochinoise des monnaies, l’organisme officiel chargé de transférer les piastres en France pour les convertir en francs. C’est ainsi qu’il va se retrouver au cœur d’un énorme trafic des piastres qui le conduira en enfer.

C’est une saga très bien huilée qui nous entraîne de Beyrouth à Saigon en passant par Paris. Il y a une multitude de personnages secondaires dont certains particulièrement truculents, tel ce trafiquant d’opium à la petite semaine qui cache des résidus de drogues frelatées dans des petites statues de Bouddha. Il deviendra, grâce au trafic des piastres, un gourou à la tête d’une secte religieuse très puissante et influente, il défile sur un char, coiffé saladier à clochettes des plus ridicules, escorté d’une ribambelle de disciples enamourés dans une Saigon poisseuse, miséreuse et sordide. L’humour est toujours présent : C’est un imbécile …lâcha le garçon. Non c’est un con. C’est pareil. M. Pelletier s’arrêta de jouer. Non, c’est pas pareil. Si tu expliques trois fois un truc à quelqu’un et qu’il ne comprend pas, c’est un imbécile. Mais si, à la fin, il est certain de l’avoir compris mieux que toi, alors tu as affaire à un con.

J’avais été enthousiasmé par Au revoir là-haut, dont la poésie, l’imagination, la maitrise de l’écriture avaient pleinement justifié le prix Goncourt 2013. Tout aussi séduit par Les couleurs de L’incendie, avec la vengeance d’une femme géniale et machiavélique, peut-être un peu moins avec le troisième opus de cette trilogie, Miroir de nos peines, néanmoins ces trois romans m’avaient conduit à dévorer presque tout de Pierre Lemaitre, notamment deux polars incontournables et palpitants Alex et Cadres noirs pour les amateurs du genre, à ne pas manquer.

Mon admiration pour l’auteur m’autorise donc quelques nuances pour ce premier opus de cette nouvelle trilogie, on est certes embarqué dans l’histoire, et l’envie de connaitre le sort de ces quatre frères et sœurs. Il y a du suspense avec ce tueur en série inattendu. On retrouve dans cette Indochine en guerre tous les trafics des temps troublés, le scandale des piastres, couvert par de nombreux politiques peu scrupuleux (presque un pléonasme !!). Plus grave encore et d’une importance tragique, dans la guerre qui les opposait, la France et ses politiques finançaient, sans le savoir, le Vietminh au travers de ce trafic des piastres. On est moins dans le magistral et le panache de ses précédents romans sur la guerre 14/18 mais à coup sûr, et je parie quelques piastres, Le grand monde, avec tous les ressorts d’un feuilleton, fera une excellente série Netflix.

 

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