D’une douleur à l’autre : à propos d’une douleur neuropathique révélatrice d’une sclérose en plaques méconnue

Richard L’Homme, Arek Sulukdjian, Audrey Chanlon, Nathan Moreau

Dossier spécial Médecine et Chirurgie Orale - AO News #34-35 Juin/Juillet 2020

 

Introduction

 

Le diagnostic des douleurs chroniques oro-faciales repose sur la conjonction des données issues d’un interrogatoire exhaustif, d’un examen clinique systématisé et d’examens complémentaires dûment justifiés (1). Celui-ci est d’autant plus difficile que le tableau clinique est pauvre et que l’interrogatoire est incomplet, quelle qu’en soit la raison (barrière de la langue, symptômes difficiles à décrire, tableau évolutif…). Dans certains cas, le tableau clinique rapporté par le patient semble changeant d’une consultation à l’autre, pouvant faire penser -souvent à tort- à une origine psychogène voire factice. Seule une démarche diagnostique rigoureuse dans un contexte d’écoute bienveillante pourra amener à la résolution de tels problèmes cliniques pouvant sembler insolubles.

Afin d’illustrer cette problématique, nous rapportons le cas d’un patient de 35 ans ayant présenté un tableau douloureux atypique et variable s’étant révélé être secondaire à une sclérose en plaques rémittente-récurrente méconnue.


 

Observation clinique

 

Présentation initiale

Un patient de 35 ans, en bonne santé générale, s’est présentée en consultation douleurs chroniques oro-faciales pour avis et prise en charge de douleurs chroniques inexpliquées secteur 4 suite à l’avulsion de sa 48 deux ans auparavant.

Initialement, celui-ci ressentait des démangeaisons gingivales secteur 4 associées à une sensation de chaleur locale suivies de l’apparition de décharges électriques en regard du site extractionnel de 48, irradiant au niveau du secteur 1 et de la région temporale droite. Ces douleurs, insomniantes, apparaissaient par crises toutes les 30 minutes (environ 20 crises par jour), EVA 9, aggravées par le sucre et calmées par l’application locale de chaleur. Ces dernières s’accompagnaient d’une importance anxiété.

 

Plusieurs hypothèses diagnostiques ont été émises auparavant et plusieurs traitements proposés :

- myalgies et/ou arthralgies (traitées par équilibration occlusale, orthèse de libération occlusale et kinésithérapie maxillo-faciale) ;

- parotidite bactérienne (traitée par plusieurs cures d’Augmentin®).

 La douleur était cependant résistante aux différents traitements proposés ainsi qu’aux antalgiques classiques. De façon étonnante, la première cure d’antibiotiques avait permis une diminution de l’intensité et de la fréquence des crises douloureuses mais pas la deuxième.

 

L’examen clinique du jour de la consultation ne retrouvait aucune anomalie notable hormis une hyperesthésie à droite sur le trajet du V3. Aucune parotidomégalie, ni suppuration à l’orifice du conduit parotidien n’étaient objectivées ni aucune atteinte musculaire et/ou articulaire, infirmant de principe les précédentes hypothèses diagnostiques.

 

Un examen tridimensionnel CBCT (réalisé par un précédent praticien) retrouvait quant à lui une racine résiduelle de 48 à proximité du

canal rétro-molaire droit (Fig. 1).

 

Première hypothèse diagnostique : névrite du nerf rétro-molaire secondaire à la racine résiduelle de 48.

Il a été émis l’hypothèse que cette racine résiduelle et son tissu de granulation péri-radiculaire pouvaient être à l’origine d’une névrite douloureuse du nerf rétro-molaire droit expliquant les douleurs dans cette région.

Il a donc été décidé de procéder à l’avulsion de cette racine résiduelle sous anesthésie locale.

Au contrôle à J+7, les crises douloureuses étaient toujours présentes, sévères au réveil, quoique légèrement moins douloureuses (EVA 8) ressenties principalement comme des brûlures centrées autour du site opératoire, avec disparition des décharges électriques. Le patient rapportait en revanche une disparition complète des douleurs nocturnes suite à l’avulsion.

Malheureusement, à J+15 les décharges électriques réapparaissaient (malgré la parfaite cicatrisation du site opératoire).

 

Deuxième hypothèse diagnostique : neuropathie trigéminale douloureuse post-traumatique secondaire à l’avulsion de 48

Devant la recrudescence des décharges électriques dans ce contexte post-traumatique (avulsion de 48) et en l’absence d’amélioration malgré l’avulsion de la racine résiduelle de 48, il a été émis l’hypothèse d’une neuropathie post-traumatique douloureuse dans cette région et un traitement par prégabaline 150 mg/jour en 3 prises a été instauré (conformément aux recommandations de l’EFNS sur la prise en charge des douleurs neuropathiques (2).

Au rendez-vous de réévaluation à 1 mois, la prégabaline n’avait eu aucun effet et le tableau douloureux du patient avait encore changé : les crises douloureuses étaient maintenant régulières, stéréotypées, localisées uniquement autour de 48.

 

Troisième hypothèse diagnostique : névralgie trigéminale atypique

Les crises de décharges électriques unilatérales brèves et stéréotypées étaient évocatrices d’une névralgie trigéminale atypique. Après bilan pré-thérapeutique (NFS et bilan hépatique complet), il lui a été prescrit un traitement d’épreuve par carbamazépine 400mg/jour. Au contrôle 15 jours plus tard, le patient rapportait une nette amélioration de ses douleurs sous carbamazépine et après avoir augmenté spontanément la dose à 600 mg/jour, les douleurs avaient complètement disparues (au prix d’une somnolence importante induite par le médicament).

Un diagnostic de névralgie trigéminale du V3 droit était donc retenu et le traitement poursuivi à cette dose.

Malheureusement, 1 mois plus tard les douleurs étaient réapparues quasi complètement (et ce malgré une augmentation supplémentaire de la carbamazépine à 800 mg/jour), associées à une anxiété majeure.

 

Bilan étiologique de la névralgie trigéminale

Cette rechute rapide était inquiétante et évocatrice d’une névralgie secondaire. Un avis neurologique a été requis et après prescription d’une IRM cérébrale par un neurologue, il a été découvert une sclérose en plaques rémittente récurrente et le patient a été hospitalisé pour bilan complémentaire et prise en charge de sa pathologie.


 

 Diagnostic positif

Au final, après plus de 7 consultations sur 3 mois, un diagnostic positif a pu être posé sur son tableau douloureux : névralgie trigéminale secondaire à une sclérose en plaques (code 13.1.1.2.1 dans la classification ICHD-3 (3)).

Par la suite, devant l’échappement thérapeutique avec la carbamazépine, il a été proposé au patient une thermocoagulation du V3, ayant entrainé une disparition complète de la symptomatologie douloureuse.

 

Discussion

 

La sclérose en plaques est une maladie inflammatoire démyélinisante et neurodégénérative chronique du système nerveux central, affectant principalement l’adulte jeune (2 femmes pour 1 homme) avec une incidence entre 2 et 3,6 cas/100000 personnes/an (4).

Son étiopathogénie est complexe et multifactorielle (immunitaire, génétique et environnementale) se traduisant par l’apparition de lésions démyélinisantes focales de la substance blanche et grise (Fig. 2).

Les manifestations cliniques et l’évolution de la maladie sont très hétérogènes avec des épisodes réversibles de déficit neurologique (récurrences) pendant plusieurs jours ou semaines dans les phases initiales de la maladie (sclérose en plaques rémittente-récurrente). A terme, la maladie devient progressive et les déficits neurologiques irréversibles (sclérose en plaques secondairement progressive) (4).

Les manifestations oro-faciales de la sclérose en plaques sont variables, qu’elles soient liées à la maladie (Tableau I) ou à ses traitements (Tableau II) (5,6). Parmi ces manifestations, une névralgie trigéminale est retrouvée dans 3,8 à 7,9% des cas, augmentant en fréquence avec l’évolution de la maladie (7). Inversement, la sclérose en plaques est responsable de 2 à 4% des névralgies trigéminales (7).

De façon intéressante, la névralgie trigéminale précède le diagnostic de sclérose en plaques dans 15% des cas (7). Cette névralgie secondaire est liée le plus souvent à la présence d’une plaque de démyélinisation sur la zone d’émergence du trijumeau ou sur le pont, mais peut également être secondaire à un conflit vasculo-nerveux classique (la sclérose en plaques prédisposant aux conflits vasculo-nerveux). Malheureusement, cette névralgie secondaire présente une moins bonne réponse au traitement pharmacologique (carbamazépine) et à la décompression micro-vasculaire, justifiant le recours à des thérapeutiques neurochirurgicales plus invasives comme la thermocoagulation du nerf mandibulaire.


 

Conclusion

 

La névralgie trigéminale peut être la manifestation inaugurale d’une sclérose en plaques méconnue. De surcroit, toute névralgie trigéminale chez un homme jeune doit être considérée comme secondaire jusqu’à preuve du contraire et le patient devra bénéficier d’un avis neurologique et d’une IRM cérébrale systématiques.

Dans la sclérose en plaques rémittente-récurrente, une fluctuation de la symptomatologie clinique est possible et est corrélée aux phases de poussées de la maladie.

 

 

Références bibliographiques :

(1) Moreau N, Boucher Y. Encyclopédie Médico-Chirurgicale

Médecine Buccale : Douleurs oro-faciales (Article 28-290-C-10).

(2) Attal N, Cruccu G, Baron R, et al. EFNS guidelines on

the pharmacological treatment of neuropathic pain: 2010 revision. Eur J Neurol.

2010;17(9):1113-e88.

(3) Headache classification committee of the International

Headache Society. The International Classification of Headache Disorders, 3rd edition. Cephalalgia

2018;38(1):1-211.

(4) Filippi M, Bar-Or, Piehl F, et al. Multiple sclerosis.

Nat Rev Dis Primers 2018;4(1):43.

(5) Danesh-Sani SA, Rahimdoost A, Soltani M, et al.

Clinical assessment of orofacial manifestations in 500 patients with multiple

sclerosis. J Oral Maxillofac Surg. 2013;71(2):290-4.

(6) Zhang GQ, Meng Y. Oral and craniofacial manifestations

of multiple sclerosis: implications for the oral health care provider. Eur Rev

Med Pharmacol Sci. 2015;19(23):4610-20.

(7) Fallata A, Salter A, Tyry T, et al. Trigeminal

neuralgia commonly precedes the diagnosis of multiple sclerosis. Int J MS Care

2017;19(5):240-246.

 

 

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