La carte postale

Anne Berest • Éditions Grasset

AO News #49 - Avril 2022

Rubrique animée par Joël ITIC


Un carte postée pour la mémoire….

 

Une fois n’est pas coutume , commençons par la conclusion : quel livre magnifique ! Lélia, la mère de l’auteure, reçoit une étrange carte postale avec l’Opera Garnier, et de l’autre coté quatre prénoms : Ephraïm, Emma, Noémie et Jacques, les prénoms de ses grands parents, de sa tante et son oncle, morts à Auschwitz en 1942. C'était en janvier 2003 dans sa boîte aux lettres, au milieu des traditionnelles cartes de vœux. Cette carte postale n’était pas signée, l’auteur avait voulu rester anonyme.

Vingt ans plus tard, l’enquête commence avec l’aide d’un détective privé, d’un criminologue. A. Berest a interrogé les habitants du village où sa famille a été arrêtée, elle a remué ciel et terre, pour enfin arriver à la solution de l’énigme. L’auteure est donc remontée une centaine d’année en arrière pour nous conter la saga familiale des Rabinovitch, romanesque et tragique, de leur fuite de Russie, leur voyage en Lettonie puis en Palestine. Et enfin, leur arrivée à Paris, avec la guerre et son désastre. La nationalité française leur sera refusée car ils ont un passeport palestinien !! Tiens tiens, les juifs vivant en Palestine étaient donc des palestiniens !

La grand-mère Myriam, fille d’Emma et Ephraïm, fut la seule qui échappa à la déportation. Éclaircir les mystères qui entouraient ses deux mariages fut aussi un contrepoint de cette enquête. Cette carte postale avait été rangée dans le tiroir de l’oubli par Lélia en 2003, est-ce un hasard ? Je ne le pense pas, certains de nos gestes, parfois même les plus anodins, sont très souvent guidés par notre histoire, nos convictions, nos souvenirs. L’oubli est capricieux et rarement fortuit. La famille Rabinovitch était plus ou moins religieuse, mais Myriam leur fille, seule rescapée de la Shoah, après la guerre n’est plus jamais entrée dans une synagogue Dieu était mort dans les camps. Ainsi de nombreux juifs, en particulier les ashkénazes, ont tourné le dos à la religion après la guerre. Lélia la fille de Myriam fait partie de cette génération qui a eu 20 ans en 68, leurs idéaux étaient surtout politiques, bien éloignés du religieux. Lélia portait peut-être inconsciemment en elle la trace épigénétique de la Shoah. Elle et son mari sont tous deux professeurs et universitaires, avec des convictions politiques très à gauche. Je (Lélia) ne connaissais pas la vie du prophète Elie, mais les aventures du Che et du sous-commandant Marcos. Je n’avais jamais entendu parler de Maïmonide mais mon père m’a conseillé de lire François Furet quand j’ai étudié la Révolution. Je n’ai pas fait ma bat-mitzvah, mais j’ai fait mai 68. Ainsi cette carte postale marquée du sceau de l’étoile jaune ne s’est pas retrouvée enfouie par hasard au fond d’un tiroir. A. Berest pose ainsi indirectement la question : Qu’est-ce qu’être juif aujourd’hui ? J’étais confrontée à une contradiction latente. Avec d’un côté, cette utopie que mes parents décrivaient comme un modèle de société à bâtir, gravant en nous , jour après jour, l’idée que la religion était un fléau qu’il fallait absolument combattre. Et de l’autre planquée dans une région obscure de notre vie familiale, il y avait l’existence d’une identité cachée, d’une ascendance mystérieuse, d’une étrange lignée qui puisait sa raison d’être au cœur de la religion.

 

Cette carte postale est bien plus qu’une saga familiale comme on les aime, avec ses intrigues et ses rebondissements. Le style est sensible, subtil et d’une grande sobriété face au drame de cette famille. L’énigme du signataire anonyme qui sert de fil conducteur est en fait secondaire car c’est aussi un ouvrage de réflexion, voire philosophique, sur ce qu’est être juif aujourd’hui, au-delà de ses convictions politiques. Envoyez cette carte postale à tous vos amis amateurs de bonne littérature.