Edito AO News #56 - Fév 2023

Un certain regard sur la vie

 

Philippe PIRNAY - Professeur des Universités – Chef de service

 

Le président Macron a relancé en septembre dernier le projet « d'aide active à mourir » en vue d’un éventuel changement de cadre légal.

La complexité du sujet et les réticences du monde médical mettent en garde le gouvernement sur les risques d'une évolution législative vers l'euthanasie. Les inquiétudes concernent les effets d'un changement éthique majeur1 dans la pratique médicale. La fin de vie est une question ardue car elle fait appel aux émotions et aux croyances de chacun. Penser la fin de vie n'est pas un exercice neutre dès lors qu'il engage à envisager les conditions de notre propre mort, celle de personnes auxquelles nous sommes attachées analyse le Pr. Emmanuel Hirsch.

Aussi, il y a un désir des soignants de se saisir d'un sujet qui ne concerne pas que les soins palliatifs ou les seuls médecins, mais aussi les chirurgiens-dentistes. Comme tels, ces propos n’engagent que moi qui réfléchit sur les questions éthiques des pratiques cliniques depuis plus de 25 ans. Je sais cependant qu’ils sont partagés. D’ailleurs le code de déontologie, en son article R 4127-202, stipule ; le chirurgien-dentiste au service de l'individu et de la santé publique, exerce sa mission dans le respect de la vie et de la personne humaine.

Les chirurgiens-dentistes ont donc un rôle à jouer dans ce débat car leur vocation est de soigner, sinon de guérir, de prévenir les maladies et d'accompagner les patients pour une qualité de vie jusqu'à leur dernier souffle. C'est pourquoi, nous devons apporter notre éclairage.

Il y a six ans, la Loi Claeys-Leonetti a été débattue et a trouvé un équilibre. Elle interdit l'euthanasie et le suicide assisté, mais elle permet une sédation profonde et continue jusqu'au décès pour les malades en phase terminale et en très grande souffrance, au pronostic vital engagé à court terme.

On peut donc légitimement se demander en quoi la vérité a changé depuis six ans qui entrainerait un changement de loi ? Le constat qui avait été fait montrait qu’il fallait faciliter l'accès aux soins palliatifs en ajoutant des lits dans tous les territoires, faire en sorte que la fin de vie soit apaisée et s’assurer que les médecins connaissent la loi et l'appliquent.

Selon les récentes évaluations de cette loi, les moyens n’ont pas été mis, il y a un déficit de connaissances au sein de la population et parmi les professionnels de santé2. Il perdure une grande inégalité dans l'accès aux soins palliatifs2. Malheureusement, les 2/3 des patients qui en auraient besoin n'y ont pas accès. Ils sont encore inexistants dans 23 départements de l'hexagone, et de nombreuses unités de soins de fin de vie souffrent de manque de médecins3.

En 2021, l’Académie nationale de médecine soulignait qu'un nouveau dispositif législatif ne saurait être adopté alors que la formation et l'offre de soins actuels sont encore loin d'être pleinement mis en œuvre pour répondre aux besoins et aux inquiétudes de nos concitoyens.

Ce constat d’échec justifie-t-il une nouvelle loi aux objectifs totalement nouveaux, sans tenir compte de ce qui n’a pas fonctionné ?

Il est vrai qu’à partir du moment où l'on légalise l'euthanasie, la loi, avec sa force, la justifie. Les soins palliatifs sont alors délaissés au profit d’une solution de facilité, moins coûteuse et plus rapide.

C’est pourquoi, plutôt que d'inventer une loi qui pourrait ouvrir la porte à toutes sortes de dérives, pourquoi ne pas miser sur ce qui fonctionne et a fait ses preuves ?4

Faisons en sorte que tous ceux qui, en fin de vie ont besoin d’être accompagnés, évitent de souffrir, puissent avoir accès aux unités de soins palliatifs en ouvrant des lits et en créant de nouveaux établissements médico-sociaux qui offriront une prise en charge plus profonde, plus apaisante et plus humaine. Car l'envie de mourir se dissipe souvent lorsque la personne, sa souffrance physique et morale, son entourage, sont pris en charge dans des unités ou centres d’accompagnement avec du soin approprié et plein de compassion.

 

Une nouvelle loi …. pour les médecins ?

 

L’arrêt de vie ne peut pas être assimilé à un acte médical5. L’aide à mourir est contraire à la vocation du médecin et à son serment d’Hippocrate : je ne mettrai à personne du poison, si on m'en demande, ni ne prendrait l'initiative d'une pareille suggestion. Le médecin accompagne la vie. Et quand on donne la vie, quand on prend soin de la santé de ses patients tout au long de sa carrière, on ne peut pas être celui qui abrège la vie ou celui qui serait dans la situation de pouvoir donner la mort.

Pour chaque malade explique le prix Nobel Jean Dausset, le médecin se doit de ne négliger aucun moyen qu’il juge en son âme et conscience susceptible de prolonger, fût-ce d’une seconde, la vie de celui qui s’est confié à lui6.

La possibilité de l'euthanasie active bouleverserait gravement la relation soignante. Il y aurait une rupture morale à faire une injection létale. Les familles pourraient devenir soupçonneuses et se questionner : mon médecin est-il pour ou contre l’euthanasie ? Subira-t-il une pression de l’hôpital pour libérer des lits ? Va-t-il tout tenter pour me soigner, me guérir, me garder en vie ou me faire mourir ? Il y aurait alors une perte de confiance.

L’Académie des sciences morales et politiques l’a condamnée dès 1949, comme immorale et dangereuse7. Elle ne pourrait qu’aboutir à des risques d’utilisation dévoyée, ou introduire un précédent utilisable dans d’autres circonstances.

Pour le Pr. Théo Boer8, on a assez de recul aux Pays-Bas pour savoir qu'une loi sur l'euthanasie créé la demande. Confier cette responsabilité aux médecins, légitime ce geste. Si la loi dit que le médecin qui a aidé à accoucher, qui a soigné, qui a toute la confiance du patient, peut tuer … cela normalise cet acte et suggère que l'euthanasie n'est pas un problème. Les demandes augmentent car la barrière de l'interdit de tuer est tombée. Il ajoute : au début, les gens demandaient l'euthanasie par peur d'une mort atroce. Aujourd'hui, beaucoup la réclament par peur d'une vie atroce. Ils craignent moins la douleur et l'agonie qu'une existence pénible ou douloureuse. Nous sommes en train d'entrer dans une culture de l'abandon et du désespoir au lieu de nous préparer à accepter la mort, le déclin de nos capacités physiques, l'aide de notre entourage. On fait apparaître la mort volontaire comme une solution à toutes les souffrances graves.

Une nouvelle loi… pour les médecins ?

Selon un sondage IFOP 9, 60% des médecins sont favorables à la légalisation de l’euthanasie, mais les 2/3 refuseraient d’y participer. De nombreuses voix s’élèvent pour réclamer le droit à pouvoir bénéficier d'une clause de conscience. Mais quel que soit leur choix, fut-il collégial, cette responsabilité les placerait dans un sentiment de culpabilité.

Dans un contexte d'une crise de la vocation médicale alors même que les professionnels de santé témoignent d'une souffrance éthique inédite1, il semble inapproprié de prioriser le droit vers la mort plutôt qu’une aide en fin de vie.

 

Grâce au développement des soins palliatifs, on peut désormais faire beaucoup pour les malades. Sans raccourcir la vie, il est possible de prévenir totalement la souffrance au cours de la phase terminale de la vie. Parfois, ces traitements associés à l’accompagnement et au réconfort des proches, redonne au malade le goût de vivre.

Michel Houellebecq écrit dans Le Figaro du 5 avril 2021 ; une civilisation qui légalise l'euthanasie perd tout droit au respect. Il continue ; personne n'a envie de mourir. On préfère en général une vie amoindrie a pas de vie du tout. Pour autant, personne n'a envie de souffrir. Et aujourd’hui, on peut éliminer la souffrance physique grâce aux médicaments, grâce à l'accompagnement des aidants et des proches. On a tous besoin de se sentir nécessaires ou aimés à défaut estimés, voire admirés. Je me vois très bien demander à mourir juste dans l'espoir qu'on me réponde : mais non mais non, reste avec nous !

Notre société loue l’action, la réussite, la victoire, le succès, la bonne santé. Gênés, notre regard se détourne du vieux, du malade, de l’infirme, de l’impotent, ou de l’handicapé. Pour certains, ils seraient devenus « indignes ». Or, Jean de la Fontaine cite Mécène : Qu’on me rende impotent, cul-de-jatte, goutteux, manchot, pourvu qu’en somme, je vive. L’immense majorité de ces gens a envie de vivre et d’être aimés par leurs proches. Le risque serait de le leur refuser, parce que de l'autre côté, il y aurait une solution simple, efficace et dite plus « digne » : l’euthanasie !

Yehoshua Leibowitz écrit que l'euthanasie se prétend être charitable envers l'agonisant. Mais en vérité nous sommes charitables envers nous-mêmes. Nous voulons nous débarrasser de lui par ce qu’on souffre de son état ou de sa douleur. On veut que cela cesse, non pour lui, mais pour nous. Il existe une interférence fréquente entre les notions de souffrance du patient et de souffrance de l'entourage. L'euthanasie est une imposture de la société.

Quel message enverrait une telle évolution législative aux personnes gravement malades, handicapées ou âgées ? Ne risquent-elles pas de ressentir que certaines vies ne méritent pas d'être vécues ? Cette loi pourrait susciter une forme de culpabilité voire un complexe de vivre chez des personnes souffrant déjà d'une exclusion sociale1.

On demanderait au médecin de dire à son patient Vous n'avez plus d'utilité ou, on ne peut plus rien pour vous, vous devez donc vous retirer, quitter le monde des vivants. Alors que dans la réalité, on peut être très âgé, sur une chaise roulante et apporter énormément à ses proches et à la société. Pour preuve, Franklin D. Roosevelt qui ne se résigna jamais à accepter sa maladie, fut l’un des plus grands Présidents des USA. Dernièrement, la mort d’une dame de 96 ans a fait pleurer tout le peuple britannique et au-delà. En Suisse, pays où l’euthanasie est légalisée, la famille du septuple champion du monde de Formule 1 Michael Schumacher se bat pour le maintenir dans les meilleures conditions de vie depuis son accident de ski il y a 10 ans. Et des familles « Schumacher », il en existe partout dans le monde… Ce qui change, c’est la manière de voir la maladie, de voir la vie.

Combien de grands-parents, infirmes ou impotents apportent expérience, calme, sérénité et amour pour leurs proches.

Ne pleure-t-on plus lors des enterrements ? Évidemment ! Dans nos sociétés, la mort n’est jamais une source de joie.

Apparaissent enfin les risques de dérapage par des pressions financières ou morales sur le malade à cause du coût élevé des soins pour les proches, ou pour accélérer un héritage. Pression financière pour les plus pauvres qui risquent de préférer mourir plutôt que supporter des soins de piètre qualité. Intérêt financier de l'établissement hospitalier pour une personne très malade qui coûte cher et dont l'accélération de la mort allègerait ses charges.

Alors que désire le patient ? D’abord vivre, sans souffrance, car il s'agit pour la plupart des patients, comme le disait Antisthène d'être délivré de ses maux, et pas de la vie 10.

 

Vivre dans la dignité plutôt que mourir

 

Cette question de l'euthanasie se pose face à des situations dramatiques où la mort serait plus acceptable et plus digne que la vie.

Or, la valeur de la vie n’est pas liée à la qualité de vie. Sans quoi, il faudrait définir le niveau de qualité de vie acceptable à celui qui ne le serait pas et qui conduirait à une mort préférable. Qui pourrait définir la qualité de vie ? Si une personne décide de rester en vie, qui aurait le droit moral pour décider à sa place ? Cette personne, qui n’a pas décidé de naitre, pourrait-elle décider de mourir ?

On voit bien que ces questions nous dépassent et les réponses sont certainement à rechercher ailleurs.

Or, ce n'est pas une loi qui va faire ou défaire la dignité. Personne ne peut s'approprier le monopole du mot dignité. La dignité appartient à l'Homme intrinsèquement, elle est dans ce qu’il fait de sa Vie.

Une nouvelle loi ne fera pas disparaître le problème de la mort. On meurt toujours mal et personne n'accepte la mort de ceux qu'il aime.

La loi actuelle donne la primauté à la vie car la valeur de la vie humaine n'est pas quantifiable. Même pour un instant, la vie représente la valeur supérieure, absolue.

Un changement législatif vers l’euthanasie ouvrirait la voie de « l’indignité » à tous ceux qui décideraient de vivre. L’euthanasie deviendrait rapidement un devoir civique qui s’appliquerait à tous. Le Prix Nobel Jean Bernard disait 11 : Si la loi prévoit les exceptions, le danger est que de l'exception on passe à la tolérance, de la tolérance à l'usage et que petit à petit l'usage devienne habitude et l'habitude tue l'interdit.

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1. CCNE avis 139

2. Académie nationale de médecine. Communiqué 30 juin 2021

3. Ghislain de Montalembert, Le Figaro Magazine 11 novembre 2022

4. Françoise Desvaux, Le Figaro Magazine 11 novembre 2022

5. Académie nationale de médecine, communiqué 6 mars 2013

6. Jean Dausset cité par Gilbert Schulsinger, Audition pour le Rapport de la mission d’information sur l’accompagnement de la fin de vie - 2 décembre 2003

7. Académie des sciences morales L'euthanasie condamnée. Le Monde 16 novembre 1949

8. Théo Boer, Le Figaro 9 décembre 2022

9. IFOP pour le Conseil national de l’Ordre des médecins 2013

10. Diogène Laërce dans Vie et doctrines des philosophes illustres

11. Jean Bernard dans Si Hippocrate savait cela, cité par M. Michel Ducloux, Audition pour le Rapport de la mission d’information sur l’accompagnement de la fin de vie - 3 décembre 2003