Le mage du Kremlin

Giuliano Da Empoli | Éditions Gallimard

Grand Prix du roman de l'Académie Française 2022

AO News #58 - Juin 2023

Une critique de Joël ITIC, membre de la Rédaction AO News

 

Le prix Goncourt 2022 ne m’ayant pas attiré, (et je ne suis pas le seul), j’ai préféré vous entretenir du challenger qui d’ailleurs avait obtenu le prix de l’académie Française. L’énigmatique Vadim Baranov, librement inspiré de l'ex-éminence grise de Poutine, Vladislav Surkov, le « mage du Kremlin » fut metteur en scène puis producteur d’émissions de télé-réalité avant de devenir l’éminence grise de Poutine, dit le Tsar. Après sa démission du poste de conseiller politique, les légendes sur son compte se multiplient, sans que nul puisse démêler le faux du vrai. Jusqu’à ce que, une nuit, il confie son histoire au narrateur de ce livre… On est au cœur du pouvoir russe, où courtisans et oligarques se livrent une guerre de tous les instants, ce qui me semble être une banalité de tous les pouvoirs en place… Notre bon président n’a-t-il pas poignardé, tel Brutus, son mentor en politique ?

 

D’après Baranov et Da Empoli, lui-même ancien conseiller politique de Matteo Renzi, les russes ne fonctionnent pas comme nous : Chez vous l’argent est essentiel, c’est la base de tout. Ici, je vous assure, ce n’est pas comme ça. Seul le privilège compte en Russie, la proximité du pouvoir. Tout le reste est accessoire. C’était comme ça du temps du tsar et pendant les années communistes encore plus. L’idiosyncrasie et les paradoxes des russes sont ici parfaitement résumés ! Nous avions déjà lu beaucoup d’écrits sur l’ascension politique de Vladimir poutine, placé à la tête de l’état (après la parenthèse de l’alcoolisé mémorable, Boris Eltsine) par quelques oligarques, dont Boris Berëzovsky, pour être suffisamment neutre et docile, afin d’être manipulable à merci. C’était sans compter avec la métamorphose de l’ancien espion du KGB, blond pâle aux traits décolorés portant un costume en acrylique beige, arborant une mine d'employé, en apprenti dictateur. Tous ces oligarques l’ont d’ailleurs payé très cher et certains de leurs vies. Vadim, devenu le principal spin doctor du régime, transforme un pays entier en un théâtre politique, où il n’est d’autre réalité que l’accomplissement des souhaits du Tsar. Mais Vadim n’est pas un ambitieux comme les autres : entraîné dans les arcanes de plus en plus sombres du système qu’il a contribué à construire, de la guerre en Tchétchénie à l’Ukraine en passant par les Jeux olympiques de Sotchi et l'annexion de la Crimée en 2014, ce poète égaré parmi les loups fera tout pour s’en sortir. Un passage m’a interpellé les professionnels des droits humains, les pasionarias féministes, les écologistes, les végans, les activistes gays : une manne tombée du ciel pour nous. Quand les filles de ce groupe de musique ont profané la cathédrale du Christ-Sauveur, hurlant des obscénités contre Poutine et le patriarche, elles nous ont fait gagner cinq points dans les sondages ! Ça ne vous rappelle pas un peu ce qui se passe chez nous ? Qui sont les meilleurs propagandistes de Le Pen et Zemmour ? Réponse : les Sandrine Rousseau, les écolos de Sainte Soline, les Black bloc, les barbouilleurs de tableaux, les féministes façon Caroline de Haas ou Alice Coffin, entre autres (la liste serait trop longue), les professionnels des droits humains qui redonnent la liberté à tous les délinquants multirécidivistes etc…

 

Ce roman achevé en janvier 2021, un an avant l'invasion de l'Ukraine, nous éclaire parfaitement sur le fonctionnement mental de Poutine. Les dirigeants européens, qui pourtant le côtoyaient lors des multiples sommets depuis 20 ans, sont passés complètement à côté. L’Europe qui a été aveugle pendant presque 10 ans sur les bombardements au Donbass, incapable de faire respecter les accords de Minsk, est aujourd’hui impuissante à rétablir la paix à ses portes sauf à déverser des milliards en armement sur l’Ukraine sans parvenir à trouver une solution diplomatique à ce conflit, dont les européens eux même paient le prix fort en terme d’inflation et coût de l’énergie.

 

C’est un roman très dense, passionnant pour tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de cette Russie moderne qui est passé du bolchevisme, au communisme, pour déboucher sur un immense « pays-supermarché » où quelques oligarques et, maintenant, un dictateur ont capturé toutes les richesses du pays. On nous dit Poutine gravement malade presque mourant mais ce qui se cache derrière lui n’est guère rassurant. Quand j’entends du Wagner, j’ai envie d’envahir la Pologne plaisantait Woody Allen, moi quand j’entends les milices du même nom je tremble. Je pense que je vais me précipiter sur le précèdent ouvrage de G. Da Empoli, Les ingénieurs du chaos.

 

 

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