Protocoles émergents et données acquises de la science

Dossier du mois : L’expertise, un allié incontournable - AO News #59 Juil 2023

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Protocoles émergents & Données acquises
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Introduction

 

La notion de données acquises de la science est une notion essentielle car elle sert de référentiel professionnel, déontologique et juridique. En effet et bien que la loi Kouchner conditionne l’obligation de moyens au respect des connaissances médicales avérées, la mission qui est confiée par le magistrat à l’Expert comporte toujours cette même question clé pour engager la responsabilité du praticien : Les soins ont-ils été attentifs, consciencieux, diligents et conformes aux données acquises de la science médicale ?

 

A priori, en cas de litige, la mise en œuvre d’un protocole thérapeutique qui ne répond pas aux standards du référentiel doit être considérée comme une faute. Dans quel champ faut-il considérer un protocole émergent ? Un écart irrémédiable à la norme ou une évolution scientifique qui trouvera une justification future? Comment évaluer sa mise en œuvre ? Quelle conduite à tenir pour le praticien ?

 

Responsabilité médicale : le principe de la faute

 

Le régime contemporain de la responsabilité médicale trouve ses racines dans la jurisprudence et repose notamment sur l’arrêt Mercier rendu par la Cour de cassation le 20 mai 1936 et qui en définit la norme contractuelle. Le praticien est débiteur d’une obligation de moyens à l’égard du patient, qu’il ne peut pas s’engager à guérir, mais à qui il doit des soins non pas quelconques mais consciencieux, selon les données acquises de la science.

 

Le contrat médical est un contrat civil, régi par la liberté contractuelle et l’autonomie de volonté. C’est un contrat dynamique puisqu’il est synallagmatique mais également résiliable unilatéralement par l’une ou l’autre des parties. Il est d’autre part considéré comme intuitu personae, d’exécution continue, tacite et consensuel. Il implique un devoir d’information visant à obtenir un consentement éclairé de la part du patient.

 

La loi Kouchner du 4 mars 2002, à travers l’article L. 1111-2 du Code de la santé publique, impose désormais ce devoir d’information comme une obligation légale. Le manquement à cette obligation peut engager à elle seule la responsabilité du praticien auquel incombe la charge de la preuve qu’il peut rapporter par tous moyens, y compris par présomption. En théorie ce fondement légal et non plus contractuel du devoir d’informer, invite à envisager la sanction de l’obligation d’information de façon totalement indépendante de la notion de perte de chance.

 

Un rapport de la Cour de cassation datant de 2007, souligne pourtant que cette orientation apparaît encore à cette date bien éloignée des solutions juridictionnelles et il faut attendre l’arrêt de la Cour de cassation du 3 juin 2010 (1re Civ., 3 juin 2010, Bull. 2010, I, no 128, pourvoi no 09-13.591) pour voir réaffirmer l’obligation légale du respect de l’être humain (article 16 du code civil) et le consentement de l’intéressé chaque fois qu’il est envisagé de porter atteinte à l’intégrité de son corps (article 16-3, alinéa 2). L’arrêt affirme qu’indépendamment de toute appréciation de l’existence d’une perte de chance, l’obligation d’information relève d’une obligation légale (visa de l’article 1382 du code civil). Et ces principes étant posés, l’arrêt affirme que le non-respect du devoir d’information, cause nécessairement à celui auquel l’information était légalement due un préjudice que le juge ne peut laisser sans réparation.

 

La reconnaissance de la faute médicale s’appuie quant à elle, sur la réunion des trois éléments constitutifs de la responsabilité civile : une faute, un dommage ainsi qu’un lien de causalité entre la faute et le dommage. La responsabilité d’un praticien ne pourra donc être engagée à ce titre, que s’il est prouvé qu’il a commis une faute dans son obligation de moyens, la charge de la preuve incombant ici au patient. La loi Kouchner entérine la notion à l’article L.1142-1,1, du code de la santé publique.

 

Traditionnellement, deux fautes sont retenues en matière de responsabilité médicale :

  • La faute dite d’humanisme qui s’entend de la méconnaissance par le professionnel de santé, des règles éthiques et déontologiques encadrant sa relation avec le patient.
  • La faute dite technique qui vise l’inobservation des normes scientifiques régissant la profession. Les fautes techniques résultent d’une méconnaissance des règles de l’art et tiennent le plus souvent à une inattention, une imprudence ou une négligence lors du traitement, de sa mise en œuvre ou de la surveillance du patient. L’erreur de diagnostic ne constitue pas à elle seule une faute mais elle peut être reprochée au professionnel de santé qui n’a pas mis en œuvre les moyens nécessaires ni fait preuve d’une diligence suffisante.

La Cour de cassation met à la charge du praticien une obligation de précision du geste chirurgical ou de chirurgie dentaire. Dès lors, toute maladresse engage sa responsabilité et est par là même exclusive de la notion de risque inhérent à un risque médical. Le professionnel de santé a aussi l’obligation de recourir aux mesures d’asepsie permettant d’éviter la survenue d’infections nosocomiales. Dans ce domaine, la loi du 4 mars 2002 exige que le patient établisse l’existence d’une faute commise par le professionnel de santé et prouve que les mesures de prophylaxie étaient insuffisantes ou inadaptées au regard des actes médicaux pratiqués.

 

Pour caractériser la faute technique, l’expertise médicale est incontournable puisque seul un technicien peut déterminer si un professionnel s’est écarté des normes scientifiques. La faute technique est alors appréciée à la lumière des données acquises de la science, c’est-à- dire en l’état des connaissances scientifiques.

 

A cet égard, l'article L.1110-5 alinéa 5 du Code de la santé publique dispose que : Toute personne a, compte tenu de son état de santé et de l’urgence des interventions que celui-ci requiert, le droit de recevoir les soins les plus appropriés et de bénéficier des thérapeutiques dont l’efficacité est reconnue et qui garantissent la meilleure sécurité sanitaire au regard des connaissances médicales avérées.

 

Et précise que : Les actes de prévention, d’investigation ou de soins, ne doivent pas en l’état des connaissances médicales, lui faire courir des risques disproportionnés par rapport au bénéfice escompté.

 

Il en résulte que les diligences du professionnel de santé s’apprécient par rapport aux connaissances médicales révélées à la date de son intervention, c’est-à-dire par rapport aux pratiques et méthodes utilisées et publiées conformes à l’état des connaissances du moment. Un arrêt rendu par la première chambre civile de la Cour de cassation, le 5 avril 2018 (Cass. 1ère Civ. 5 avril 2018, n°17-15.620) modifie néanmoins la jurisprudence puisqu’il est jugé que le professionnel de santé est fondé à invoquer le fait qu'il a prodigué des soins qui sont conformes à des recommandations émises postérieurement à l’acte litigieux et qu'il incombe, alors, à des médecins experts judiciaires d'apprécier, notamment au regard de ces recommandations, si les soins litigieux peuvent être considérés comme appropriés.

 

Par conséquent, la faute sera appréciée au regard des données acquises de la science à la date des soins ; mais le professionnel de santé pourra se servir de données postérieures pour prouver le caractère approprié des soins.

 

Données acquises et protocoles émergents

 

Les données acquises de la science sont définies comme des techniques :

  • ayant fait l’objet d’études cliniques multi centriques,
  • ayant fait l’objet de publications dans une revue scientifique avec comité de lecture,
  • enseignées dans des facultés de médecine et de chirurgie dentaire,
  • faisant l’objet d’un consensus de la communauté scientifique.

A partir de 1946, de nombreuses jurisprudences ont semé le trouble en employant indifféremment les expressions données acquises de la science et données actuelles de la science. Il semble cependant que l’emploi de l’adjectif actuel résulte plus d’une inattention de rédaction que d’une volonté de modification du référentiel puisque en 2000 la Cour de cassation réfute spécifiquement son utilisation (Cour de cass. première chambre civile, 6 juin 2000) : L’obligation pesant sur un médecin est de donner à son patient des soins conformes aux données acquises de la science à la date de ces soins (...) la troisième branche du moyen, qui se réfère à la notion, erronée, de données actuelles est dès lors inopérante.

 

La loi Kouchner du 4 mars 2002 modifie sensiblement la donne en insérant un article L. 1110-5 dans le Code de la santé publique dont l’alinéa 1er évoque des connaissances médicales avérées. Ce nouvel adjectif renvoie à des connaissances reconnues comme vraies, authentiques, après examen. Une connaissance médicale doit donc être validée par un niveau de preuve scientifique suffisant ou par une pratique devenue classique, pour passer du statut de connaissance médicale actuelle à celui de connaissance médicale acquise ou avérée.

 

Par définition, un protocole émergent relève de la connaissance médicale actuelle qui n’aurait pas, du fait de son innovation, pu faire l’objet d’un consensus scientifique.

 

Lors d’une controverse récente concernant l’utilisation de l’hydroxychloroquine dans le traitement de la Covid-19, la décision du Conseil d’État, 1ière-4ième chambres réunies, du 28 /01/2021 est emblématique en ce sens qu’elle rappelle que la validation scientifique reste un élément déterminant et fondamental.

 

Ni à la date des 25 et 26 mars, ni à celle du 11 mai 2020, les données acquises de la science ne permettaient de conclure, au-delà des essais cliniques ou du cadre hospitalier prévu par les dispositions critiquées, au caractère indispensable du recours à l'utilisation de l'hydroxychloroquine, en dehors des indications de son autorisation de mise sur le marché et en l'absence d'une autorisation temporaire d'utilisation, pour améliorer ou stabiliser l'état clinique des patients atteints par le covid-19. A la date du 26 mai 2020, l'évolution des données acquises de la science ne permettait pas davantage de conclure au caractère indispensable d'un tel recours en dehors des essais cliniques.

 

Les données acquises ou les connaissances médicales avérées renvoient à des normes validées par l’expérimentation et la communauté scientifique. Elles constituent dès lors un standard de référence. C’est sur cette base que les juges apprécient l’existence d’un éventuel manquement du praticien susceptible d’engager sa responsabilité.

 

Admettre l’évolution des données acquises, c’est admettre que le référentiel standardisé peut avoir des limites.

 

La loi du 13 aout 2004 relative à l’Assurance maladie précise à l’article L. 161-37 une des missions de la Haute Autorité de la Santé (HAS) qui doit élaborer les guides de bon usage des soins ou les recommandations de bonne pratique, procéder à leur diffusion et contribuer à l’information des professionnels de santé et du public dans ces domaines, sans préjudice des mesures prises par l’Agence nationale de sécurité́ du médicament et des produits de santé (ANSM) dans le cadre de ses missions de sécurité́ sanitaire.

 

Les recommandations de bonne pratique (RBP) étant définies comme des propositions développées méthodiquement pour aider le praticien et le patient à rechercher les soins les plus appropriés dans les circonstances cliniques données. Leur rédaction aboutit à un texte de synthèse des connaissances et des pratiques à partir des données de la littérature scientifique et de l’avis d’experts. La démarche consiste à identifier les niveaux de preuve scientifique fournis par la littérature et à formaliser des recommandations prenant en compte les informations compilées. (1)

 

Les recommandations sont classées en grade A, B ou C selon les modalités suivantes : (2) (Fig. 1)

  • Grade A : la preuve scientifique est établie au moyen d’études de niveau 1(essais cliniques randomisés en double aveugle, méta-analyse d’essais comparatifs randomisés, analyse de décision basée sur des études bien menées)
  • Grade B : la présomption scientifique est établie au moyen d’études de niveau 2 (essais comparatifs randomisés de faible puissance, études comparatives non randomisées bien menées, études de cohortes)
  • Grade C : le niveau de preuve scientifique est faiblement établi au moyen d’études de niveau 3(études de cas témoins) ou de niveau 4 (études comparatives comportant des biais importants, études rétrospectives, séries de cas, études épidémiologiques descriptives)

Dans un document publié en 2013 par le collège de l’HAS (3), il est précisé que si cette gradation des recommandations est bien fondée sur le niveau de preuve scientifique, il ne présume pas obligatoirement du degré de force de ces recommandations. En effet, on trouve des situations où malgré l’absence des données scientifiques, il existe néanmoins un consensus médical .Dans ce cas, des recommandations de grade C ou fondées sur un accord d’experts pourront apparaître comme fortes. La hiérarchisation des RBP est donc indépendante de leur gradation et est fondée autant sur le niveau d’évidence scientifique que sur l’interprétation d’experts, néanmoins les RBP devront explicitement distinguer les réponses soutenues par l’évidence scientifique de celles qui ne le sont pas.

 

Rôle et responsabilité de l’expert

 

L’expert médical doit éclairer le juge sur la question centrale de la conformité des soins. Il répond aux questions de la mission d’expertise sans extrapoler et commente l’application ou non des bonnes pratiques. Son avis est déterminant sur ce point mais le juge est souverain pour statuer.

 

Son statut d’expert implique une culture scientifique actualisée et critique mais son rôle est moins d’émettre un avis que de répondre précisément aux questions permettant de juger les responsabilités en cause.

 

On retiendra les 4 items suivants :

  • dire si les actes, soins et traitements effectués par le praticien étaient pleinement justifiés, s'il a commis une erreur dans le traitement et s'il a exercé la surveillance suffisante, après les soins et traitements ;
  • dire si ces actes et soins et leur suivi ont été attentifs, diligents et conformes aux données acquises de la science médicale ; dans la négative, analyser, de façon motivée, la nature des erreurs, imprudence, manque de précautions, négligences pré, per ou post séance, maladresses ou autres défaillances relevées ;
  • analyser dans une discussion précise et synthétique l'imputabilité entre les faits dommageables, les lésions initiales et les séquelles invoquées en se prononçant sur : la réalité des lésions initiales, la réalité de l'état séquellaire, l'imputabilité directe et certaine des séquelles aux lésions initiales et en précisant l'incidence éventuelle de l'état antérieur ;
  • dire si les complications survenues étaient évitables pour n'importe quel opérateur normalement diligent,
  • dire si le dommage survenu et ses conséquences étaient probables,
  • évaluer, le cas échéant le taux de risque opératoire,
  • dire si ces dommages sont la conséquence d'un échec des thérapeutiques mises en œuvre,
  • dire si ce dommage relève de l’accident médical non fautif,
  • décrire le mécanisme du dommage, déterminer si l'état de santé de la partie demanderesse a pu favoriser ou contribuer à sa survenue et/ou à la gravité des conséquences dommageables et déterminer dans quelles proportions,
  • dire si la prise en charge des complications a été conforme aux bonnes pratiques en la matière.

Il est donc interrogé sur la justification des soins, leur conformité, l’imputabilité du dommage et les caractéristiques du dommage.

Concernant la conformité des soins aux données acquises de la science, l’analyse rétrospective de la jurisprudence met en avant des différences de point de vue dans l’appréciation des experts quand il s’agit de la mise en œuvre de protocoles émergents ou innovants. Ainsi l’arrêt de la Cour de cassation, chambre civile 1, du 17 janvier 2018 se prononce sur une décision de la cour d’appel d’Orléans en 2016 en référence à des actes réalisés en 1999. La juridiction du premier degré indique

.. il a également manqué de prudence et de délivrance de soins attentifs, consciencieux et conformes aux données acquises de la science en procédant immédiatement après l'extraction des racines de la molaire à l'implantation distale de l'implant ce qui ne permettait pas de fixer une prothèse dans des conditions satisfaisantes ( …) l'expert relève qu'il est toujours préférable de différer la pose de l'implant après l'extraction.

 

Il est clair qu’une telle assertion ne trouverait plus sa place dans une expertise actuelle car les indications de l’extraction-Implantation Immédiate et l’évaluation du protocole ont pu faire l’objet de nombreuses études, suffisamment puissantes pour qu’il soit considéré comme connaissance médicale avérée. Pour autant, l’expertise ne se borne pas à la simple validation scientifique, elle doit considérer l’ensemble des éléments pouvant avoir contribué à la faute technique.

 

..qu'à l'issue de nouvelles expertises, M. Z... a été condamné à réparer, à hauteur des deux tiers, les préjudices subis par Mme X..., au titre d'un manquement à son obligation d'information, d'un recours immédiat après l'extraction des racines à l'implantation distale de l'implant, de l'absence d'établissement d'un compte rendu opératoire et de l'absence de suivi postopératoire ; que la patiente a été tenue pour responsable de son dommage à hauteur d'un tiers, en l'absence de diligences pour se faire soigner.

 

En l’occurrence, c’est le mauvais positionnement de l’implant rendant son exploitation prothétique impossible qui est préjudiciable. Cette situation d’échec devant être mise au crédit d’un défaut d’analyse pré-implantaire associé à un acte technique mal maitrisé. De fait, si on peut s’interroger sur l’indication du protocole dans ce cas, le protocole lui-même ne doit pas ici être contesté.

 

Pour rester dans le domaine implantaire, le protocole de temporisation immédiate implanto-portée est un bon exemple de l’évolution des connaissances médicales et du décalage qui peut exister entre le moment où un protocole fait l’objet d’une première publication expérimentale et celui où il fera l’objet d’un consensus scientifique. Dans ce cas, la proposition du protocole est émise en 2004 (4), qualifiée par certains de pratique dangereuse dans une revue de la littérature en 2009 (5) pour finalement finir par être codifié dans ses indications et mise en œuvre par un consensus d’experts en 2014. (6)

 

Si on ne se réfère qu’à la seule question les soins ont-ils été conformes … , il apparaît clairement que pendant 10 ans, la faute a pu être appréciée différemment, de ce point de vue, en fonction des experts. Mais on ne saurait négliger l’importance des autres questions qui sont posées à l’expert et qui permettent de rendre compte de la pertinence de l’analyse des éléments ayant conduit à la décision thérapeutique autant que de la compétence technique lors de la mise en œuvre du protocole. La réponse à la question clé de la validation scientifique n’est pas isolée mais s’inscrit dans le questionnement global du respect de la démarche de soins. C’est l’ensemble de ces réponses qui fonderont la décision du juge.

 

En 2017, la Pr A.Buzyn, présidente du collège de la Haute Autorité de Santé et ministre des Solidarités et de la Santé, précisait : Les recommandations de bonne pratique de la HAS n'ont pas à être opposables car la médecine est un art évolutif […] » « Les médecins doivent connaître les bonnes pratiques et être capables de dire pourquoi, le cas échéant, ils s'en sont éloignés. C'est lorsque les praticiens ne justifient pas les raisons qui les ont fait s'écarter de ces recommandations qu'ils courent un risque judiciaire. …Si elles demeurent une aide précieuse pour le médecin, les recommandations de bonne pratique de la Haute autorité de santé (HAS) ne constituent pas une obligation à suivre systématiquement au pied de la lettre.

 

Ainsi, on le voit, il est admis un champ d’action possible pour le praticien qui conjugue recommandations, expérience et savoir-faire dans le choix de la thérapeutique qui lui semble la plus appropriée.

 

Ce choix se fonde sur une balance bénéfice /risque et doit être fait en concertation avec le patient par une information loyale et claire.

 

Protocoles émergents : conduite à tenir

 

Dans quelles conditions peut-on mettre en œuvre un protocole qui n’apparaît pas encore en tant que connaissance médicale avérée ?

 

L’exemple de la prise en charge d’un patient présentant une canine incluse interférant avec le site d’implantation en est une illustration. En effet, les situations cliniques de ce type sont rares du fait de la prise en charge orthodontique précoce qui permet un réalignement de la dent ectopique dans 100 % des cas. Ce taux de succès chute à 70% quand la prise en charge est réalisée après 20 ans jusqu’à être nul quand le traitement intervient après 30 ans. (7) C’est pour ces patients que la situation devient complexe car l’alternative implantaire suppose l’extraction de la dent incluse avec un risque de délabrement qui complique le traitement.

 

Dans les situations les plus favorables l’extraction de la dent associée à une ROG permet une implantation différée à 4 mois. Mais dans d’autres cas où l’effondrement osseux est plus important, il sera nécessaire de faire appel à des techniques plus complexes, qui présentent surement une morbidité plus importante, mais qui, largement étudiées dans la littérature, sont considérées comme fiables et prédictibles. (8) Devant, la complexité d’une telle prise en charge, un protocole est proposé par Davarpanah et coll. en 2009 (9) qui consiste à réaliser l’implantation à travers la dent incluse. Si le protocole qui apparaît plus conservateur est séduisant, force est de constater que son assise scientifique est faible. On rappellera, à cet égard que le peu de situations cliniques concernées autant que leur singularité ne permettent pas d’obtenir d’études puissantes.

 

Comment justifier alors ce qui apparait comme une hérésie et une atteinte au dogme de l’ostéointégration ? La littérature scientifique est pauvre et peu probante mais distingue favorablement l’implantation à travers une dent incluse des autres protocoles susceptibles de mettre en contact un implant et un organe dentaire en mettant en avant l’absence de contamination bactérienne et la situation d’ankylose.(10) Dans la seule série de cas dont on dispose (11) et qui répertorie un seul échec à 4 mois sur 32 implants posés avec un suivi de 1 à 8 ans, les auteurs s’interrogent sur les raisons de cette stabilité clinique sans pouvoir déterminer si c’est le fait d’un ancrage essentiellement mécanique ou si on peut invoquer un ancrage biologique secondaire mettant en jeu les tissus dentaires. Car effectivement, une étude animale (12) rend compte du phénomène en objectivant l’interposition de tissus minéralisé à la surface de l’implant , que ce soit en regard d’une effraction pulpaire ou au niveau de la racine. On parlera dans ce cas d'ostéodentine et d’ostéocement et plus globalement d’intégration minérale ou de dento-intégration. En l’état des connaissances actuelles, sans consensus d’expert encore publié, on doit considérer ce protocole comme un protocole émergent.

 

Quelle conduite adopter en 2021 face à une telle situation clinique ? Pourra-t-on reprocher à un praticien d’avoir extrait la dent incluse plutôt que de l’avoir transfixée ?

 

Primum non nocere ! L’article R.4127-40 du Code de la santé publique rappelle : Le médecin doit s'interdire, dans les investigations et interventions qu'il pratique comme dans les thérapeutiques qu'il prescrit, de faire courir au patient un risque injustifié.

 

De ce point de vue, dans le cas d’une canine incluse, chez un patient de plus de 30 ans pour lequel la traction orthodontique est un échec annoncé, il faut considérer que certaines situations d’ankylose bicorticale contre indiquent l’extraction du fait du délabrement mutilant que cela impliquerait et imposent le choix d’une alternative thérapeutique pour traiter l’édentement canin. L’abstention de tout traitement chirurgical et le recours à une prothèse amovible est toujours possible, mais répond rarement à la demande du patient. Une réhabilitation prothétique fixée nécessite l’analyse de la valeur intrinsèque des dents piliers et s’il s’agit de dents saines et indemnes de toute restauration, le choix qui impose un délabrement de ces dents doit être discuté et mis en perspective avec l’alternative implantaire. Même si le niveau de preuve scientifique est faible, l’analyse de la littérature renseigne sur le protocole et les situations d’échec. On se rend compte que si technicité et compétence sont requises, l’absence de douleur post opératoire et la stabilité clinique des cas traités confèrent à cette approche conservatrice une place légitime dans le champ des solutions thérapeutiques.


La réflexion doit donc porter sur les alternatives thérapeutiques et interroger le rapport bénéfice/risque au regard de l’âge et de la compliance du patient, mais surtout au regard de l’analyse pré-implantaire qui validera la pertinence du traitement. L’axe prothétique étant matérialisé et superposé aux données osseuses du CBCT, il est nécessaire d’évaluer la complexité de l’intervention pour en cerner les risques. On étudiera notamment l’accessibilité à la dent incluse permettant d’y effectuer un ancrage mécanique stable, mais également la nécessité d’une régénération osseuse guidée vestibulaire ce qui, le cas échéant viendrait compliquer le protocole et ne correspondrait plus aux situations proposées dans les études de référence.

 

Compte tenu des connaissances actuelles, un expert pourrait trouver alors imprudent la mise en œuvre d’un tel protocole et le praticien se voir reprocher de n’avoir pas recouru à des moyens fiables. Dans ce contexte, où la littérature scientifique n’a pas encore fait l’objet d’un consensus, il est nécessaire de s’assurer que le patient a bien compris les enjeux du traitement et le bénéfice attendu. Dans tous les cas, le risque d’échec et /ou de complication doit être évoqué et les conditions d’une ré-intervention doivent être définies clairement.

 

Il est recommandé de faire un courrier récapitulatif à l’attention du patient qui précisera le motif de la consultation, les éléments de diagnostic, les différentes solutions thérapeutiques et leur bénéfice/risque. Pour autant, même si une information renforcée est portée et que le patient a consenti clairement au protocole, une faute technique peut toujours être imputée, si l’expert considère que le praticien a failli à son obligation de moyens. Son analyse portera sur les éléments démontrant la rigueur de la réflexion ayant conduit à la mise en œuvre du protocole, sur la qualité de la prise en charge chirurgicale et post chirurgicale, sur l’expérience du praticien et sa formation.

 

En conclusion

 

Un praticien a le libre choix du traitement qui lui semble le plus approprié au cas de son patient tant qu’il reste dans le champ de conformité définit par son obligation de moyens.

La loi Kouchner encadre cette obligation par le respect des connaissances médicales avérées donc éprouvées scientifiquement ce qui n’est pas le cas des protocoles émergents. Pour autant l’évolution du référentiel est admise et le professionnel de santé doit pouvoir argumenter et justifier de sa décision. Ainsi même si les avis des experts peuvent diverger sur le point de la conformité aux données acquises de la science, ils pourront converger sur l’analyse des différents éléments ayant conduit à la décision thérapeutique, la compétence dans la mise en œuvre du protocole autant que la capacité à assurer le suivi post opératoire. C’est la synthèse de toutes les questions posées dans la mission d’expertise qui fondera in fine la décision du juge.

Une jurisprudence récente permet dorénavant de considérer que si la faute doit être appréciée au regard des connaissances médicales avérées à la date des soins, la référence à des données acquises postérieurement à la date d’exécution pourra être invoquée pour démontrer le caractère approprié de la prise en charge.

Dans tous les cas, on se saurait déroger au devoir d’information qui doit permettre au patient d’adhérer au traitement en lui exposant clairement les enjeux et les bénéfices attendus de la mise en œuvre d’un protocole dont la prédictibilité n’a pas encore été démontré scientifiquement.

 

Bibliographie

1- P. Simonet, P. Missika, P. Pommarède, Recommandations de bonnes pratiques en odonto-stomatologie Espace ID-2015

2- A.N.A.E.S. Guide d’analyse de la littérature et gradation des recommandations. Janvier 2000

3- H.A.S, Niveau de preuve et gradation des recommandations de bonnes pratiques : état des lieux.2013

4- Belser U., Buser D, Higginbottom F. Consensus statements and recommended clinical procedures regarding esthetics in implant dentistry Int J Oral Maxillofac Implants 2004; 19 Suppl:73-4.

5- Grütter L, Belser UC: Implant loading protocols for the partially edentulous esthetic zone Int J Oral Maxillofac Implants.2009; 24 Suppl:169-79

6- Gallucci G.O.; Benic G.I.; Eckert S.E.; Papaspyridakos P; Schimmel M.; Schrott A; Weber H.: International Journal of Oral & Maxillofacial Implants. 2014 Supplement, Vol. 29, p287-290.

7- Becker A, Chaushu S. Success rate and duration of orthodontic treatment for adult patients with palatally impacted maxillary canines. Am J Orthod Dentofacial Orthop 2003;124: 509–14

8- Pieri F1, Aldini NN, Marchetti C, Corinaldesi G. Esthetic outcome and tissue stability of maxillary anterior single-tooth implants following reconstruction with mandibular block grafts: a 5-year prospective study. Int J Oral Maxillofac Implants. 2013 Jan-Feb;28(1):270-80

9- Davarpahah M, Szmukler-Moncler S Unconventional implant placement. 2: placement of implants through impacted teeth. Three case reports.Int J Periodontics Restorative Dent. 2009 Aug;29(4):405-13.

10- A.Labidi, S.Bekri, L.Mansour, S. Ghoul-Mazgar Implants Placement in Contact with Dental Tissue: A Potential Paradigm Shift? Systematic Literature Review Eur J Dent. 2019 Oct; 13(4): 642–648

11- Davarpanah M, Szmukler-Moncler S, Rajzbaum P Unconventional implant placement. V: implant placement through impacted teeth; results from 10 cases with an 8- to 1-year follow-upInt Orthod. 2015;13(02):164–180

12- 12-F. Schwarz .I. Mihatovic .V. Golubovic . J. Becker Dentointegration of a titanium implant: a case report Oral Maxillofac Surg (2013) 17:235–241

 

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