“La Forme perceptuelle, un déterminant en esthétique dentaire”

Docteur Michel ROGE

 La forme des incisives maxillaires et plus particulièrement celle de l’incisive centrale a toujours été considérée comme un déterminant majeur en esthétique dentaire (W.R.Hall1, Leon Williams2…). La correspondance entre la forme carrée, triangulaire ou ovoïde de l’incisive centrale et la forme respective inversée du visage est pour Leon Williams un gage d’harmonie. Cette correspondance dans la nature est néanmoins sujette à controverse, avérée pour certain (Wright3 1936/ 60% de correspondance) contestée par d’autre (Stein4); les deux camps ayant mal interprété les constatations de Leon Williams pour qui cette équivalence, peu importe sa véracité, est simplement vectrice d’harmonie.

 

Il faut néanmoins garder à l’esprit que cette classification qui prend en considération le contour de la face vestibulaire est initialement destinée à la prothèse totale adjointe, un domaine où la gestion du profil d’émergence est plus facilement maîtrisée de par l’existence d’une fausse gencive. Le contrôle des interactions dentogingivales autorise en effet une sélection libre de contraintes, tout au moins en ce qui concerne le contour des dents prothétiques.

 

En prothèse fixée dentoportée et en prothèse vissée implantoportée, la configuration des gencives marginales et le développement parfois très limité des papilles sont susceptibles d’interférer avec cette correspondance dentofaciale, le choix du contour des incisives répondant dans ce contexte à d’autres paramètres plus influents perceptuellement. Les interactions dentogingivales et dentodentaires ont alors une incidence esthétique déterminante sur l’équilibre de la composition dentaire et sur son intégration au sein des structures faciales. (Cas nº1 à 4)

 

Par exemple en prothèse parodontale (Cas nº2 et 4) ou en prothèse implantoportée (Cas nº3) l'atrophie des papilles gingivales ne permet pas la sélection d’incisives présentant un contour, ovoïde ou triangulaire, ces formes n’étant pas en mesure d’occulter les espaces interproximaux libérés autour des émergences gingivales. Pour restaurer l’unité du bloc incisif et réguler le rythme gingival il est impératif de sélectionner des incisives présentant un contour rectangulaire ou carré afin de faire disparaître ces trous noirs ou ces diastèmes qui compromettent l’équilibre unité/individualité (Cas nº2 – fig. 2.1 à 2.9).

 

Dans d’autres circonstances, la quête de réalisme chez un patient d’âge avancé justifie le développement d’une configuration plutôt linéaire des bords libres. L’abrasion liée au vieillissement a en effet plutôt tendance à entraîner une réduction des embrasures incisives (Cas nº4). Ces évolutions morphologiques semblent incompatibles avec la sélection de dents ovoïdes plutôt génératrice d’animation. Il ne fait aucun doute que des découpes incisives trop affirmées ne peuvent être crédibles chez des “seniors”. Dans ces circonstances ce sont les variations chromatiques qui préservent l’individualité des dents antérieures. Par ailleurs, la prise en compte du concept “Dentogénique” prôné par Frush and Fisher (SPA facteur) remet également en cause cette harmonisation dentofaciale, la sélection de la forme des dents étant réglementée par d’autres paramètres comme le genre, la personnalité et l’âge (Cas nº4). Par conséquent il n’est pas judicieux que la sélection du contour des dents prothétiques soit réglementée par une seule variable, la forme du visage. La prise de décision doit être multifactorielle. Les interférences dentodentaires et dentogingivales ont aussi une incidence déterminante sur la sélection du contour des dents antérieures. Néanmoins, la sélection du contour des incisives en accord avec les interférences dento-gingivales peut entrer en disharmonie avec les exigences d’harmonie dentofaciale. Il devient alors indispensable de développer une forme perceptuelle qui concilie l’équilibre de la composition avec l’intégration du projet esthétique. Par exemple, en l’absence de papilles gingivales, développer une forme perceptuelle permet de créer l’illusion que des incisives présentant un contour rectangulaire, destiné à occulter les espaces interproximaux, apparaissent comme triangulaires ovoïde. Cette configuration initiée par le relief des faces vestibulaires, en relègant le contour au second plan, a la particularité d’accorder rythme gingival et incisif (Cas nº2 à 4). Cela permet également de préserver l’individualité des dents antérieures, et d’harmoniser la composition non seulement avec les structures faciales, mais aussi avec le genre et âge du patient; la forme ovoïde des incisives et le décalage central latéral étant considérés comme vecteur de féminisation et de jeunisme. (Cas nº2)

 

Il nous faut prendre conscience que c’est la forme perceptuelle et non pas la forme réelle qui induit, au travers d’indices morphochromatiques, notre ressenti esthétique. Notre système cognitif construit la forme perceptuelle en confrontant les zones d’absorption et de réflexion lumineuse. En odontologie, le relief de la dent plus que son contour, met en évidence cette synergie entre absorption et réflexion lumineuse, cette interdépendance qui va définir en grande partie notre évaluation esthétique.

 

La macro et microtexture, le grand contour, les espaces interproximaux, les variations chromatiques définissent cette forme illusoire qui conditionne notre appréhension tridimensionnelle. Cette modélisation cognitive de la composition dentaire est aussi affectée par la position des dents sur l’arcade. C’est surtout vrai pour les dents postérieures ou leur mise en perspective induit une distorsion de la forme et de la dimension. La configuration des molaires et prémolaires pourtant radicalement divergente est en mesure d’imprimer un rythme harmonieux au travers d’une régression dimensionnelle organisée, régression confirmée par les variations de luminance induites par le corridor labial. Par contre la situation frontale et la planimétrie relative des incisives maxillaires, en l’absence de variations chromatiques, a plutôt tendance à engendrer une réflexion lumineuse homogène et par voie de conséquence une interprétation de la forme moins élaborée.

 

Au niveau de nos réhabilitations prothétiques, il est essentiel d’enrichir notre perception en tirant profit de ces variations de luminance initiées par les structures histologiques des dents, en l’occurrence par la superposition d’un matériau transparent l’émail et d’un plus saturé de tonalité jaune, la dentine (fig. dent extraite). Révéler des contrastes chromatiques autour des zones interproximales, mettre en évidence des variations de luminance au niveau des faces vestibulaires et des différences de tonalité entre les dents, confirment l’individualité de la composition tout en réaffirmant son réalisme. Le développement de la macro et microtexture, associé à ces variations chromatiques, enrichit notre lecture de la profondeur et du relief. On peut supposer que plus la composition transmet via la lumière d’indices morphochromatiques, plus elle induit une modélisation de la forme élaborée, plus notre appréhension tridimensionnelle devient riche en représentations et plus le plaisir esthétique a de chance d’être au rendez-vous.

 

 Comme le déclare Maitland Graves ref.5  “Plus une composition présente de variétés, plus elle suscite d’intérêt”.

 

CAS CLINIQUES (Rodríguez / Porras/ Bueno/ Bordedebat/ Rocca/ Joval…)

 

En présence d’incisives centrales surdimensionnées rectangulaires il est indispensable de faire passer en arrière-plan cette forme vectrice de dominance et de cohésion excessive. Affaiblir la dominance, minorer la largeur perceptuelle, revient à mettre en évidence une zone circonscrite et réduite de la face vestibulaire. C’est la manipulation des angles de transition qui nous permet de développer une zone de réflexion lumineuse triangulaire sur la partie la plus proéminente et la plus frontale de la face vestibulaire.

 

Il nous faut prendre conscience que ce n’est pas simplement la surface mais aussi la volumétrie de la face vestibulaire qui conditionne notre évaluation esthétique.

 

La forme perceptuelle résulte de la superposition de différentes strates.

 

On peut facilement concevoir que les strates les plus vestibulées, donc les plus exposées ont, sur la perception de la forme, une incidence plus grande que celles présentes à l’arrière-plan. Cela revient à admettre que la forme perçue est une interprétation quelque part erronée de la forme réelle.

 

Bibliographie :

1. Hall WR. Shapes and sizes of teeth in American system of dentistry. Philadelphia: Lea Bros and co; 1887. p. 971.

2. Williams JL. A new classification of natural and artificial teeth. New York City: Dentists supply Co; 1914.

3. Wright WH. Selection and arrangement of artificial teeth for complete prosthetic dentures. J Am Dent Assoc. 1936;23:2291–2307.

4. Stein MF. Williams classification of artificial tooth forms. J Am Dent Assoc. 1936;23:512.

5. Graves Maitland. The Art of Color and Design, Mc Graw-Hill Book Co. 1951. p. 62.

 

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