Des règles de l’art aux données acquises de la science, quand le Droit et la Médecine s’affrontent

AONews #29 - Octobre 2019

Le médecin doit prodiguer à ses patients des soins « conformes aux règles de l’art », à défaut il verra sa responsabilité engagée, si le manquement constaté est à l’origine d’un préjudice direct et certain pour le patient. Mais qu’entend-t-on par règles de l’art ? Quels sont les référentiels vers lesquels se tournent les professionnels de santé ? Quelle est la valeur des données composant ce référentiel ? Les médecins sont-ils réellement « libres de leurs prescriptions ?

 

Les règles de l’art : un concept juridique

Selon le Centre National de Ressources textuelles et lexicales (CNRTL) la médecine est définie comme « une science qui a pour objet l’étude, le traitement, la prévention des maladies ; art de maintenir ou de rétablir un être vivant dans les meilleures conditions de santé ». La médecine participe donc de l’art et de la science. L’art étant appréhendé comme un savoir faire appris auprès des maîtres. En droit, ces règles « de arte » reçoivent la qualification de « données acquises de la science » ou de « connaissances médicales avérées ».

La référence aux données acquises de la science apparaît en 1936 avec l’arrêt fondateur du concept dit Mercier qui énonce « Attendu qu’il se forme entre le médecin et son client un véritable contrat comportant pour le praticien l’engagement, sinon bien évidemment de guérir le malade, ce qui n’a d’ailleurs jamais été allégué, du moins de lui donner des soins, non pas quelconques[…], mais consciencieux, attentifs, et, réserve faite de circonstances exceptionnelles, conformes aux données acquises de la science ».

L’expression fut ensuite reprise par les juridictions, ainsi que par les codes de déontologie médicale et dentaire aux articles R 4127-32 et R 4127-233 du code de la santé publique (CSP). Les données acquises de la science renvoient à des normes validées par l’expérimentation et la communauté scientifique contrairement au concept des données actuelles. Elles constituent dès lors un standard de référence par rapport auquel est comparé l’agissement dommageable du médecin poursuivi. C’est sur cette base que les juges apprécient l’existence d’un éventuel manquement du praticien susceptible d’engager sa responsabilité s’il en est résulté un préjudice pour le patient.

 

Mais quels sont les éléments servant de référentiel au juge ?

 Feue la liberté de prescription ?

 

L’évolution de l’art médical s’est faite dans un cadre enrichi au fil du temps par la multiplication de règles, au détriment parfois du principe de la liberté thérapeutique reconnue aux médecins inscrite à l’article R 4127-8 CSP.

Sont en effet élaborés et mis à leur disposition des mécanismes de standardisation, tels que :

­ les recommandations de bonnes pratiques de la HAS ou des sociétés savantes, se livrant à une analyse critique de la littérature médicale nationale et internationale.

 

­ les références médicales opposables (RMO), déterminant les pratiques inutiles voire dangereuses, etc…

Depuis une quinzaine d’année le nombre de recommandations émises par les autorités sanitaires ne cesse de croître, cette « soft law » a pris une telle ampleur qu’il est maintenant impossible pour les professionnels de santé de l’ignorer. S’ils le faisaient ils ne manqueraient pas de voir leur responsabilité recherchée. Ces normes, se manifestent à travers l’adoption de nouvelles dispositions qui visent à limiter ou encadrer la liberté de prescription. Parmi celles-ci on rappellera notamment que depuis la loi santé de 2016 la HAS se trouve chargée de la rédaction de nouveaux référentiels de prescription comme les guides des stratégies diagnostiques et thérapeutiques les plus efficientes ou encore les listes de médicaments à utiliser préférentiellement. Cette mission est d’ailleurs entrée en application avec la parution du Décret n° 2016-1900 du 27 décembre 2016. Ce sont ces standards, qui servent de référentiel aux juridictions pour apprécier le respect ou non par le praticien des « données acquises de la science » et partant de là aux « règles de l’art » constitutif ou non d’une faute susceptible d’engager sa responsabilité civile médicale.

 

Connaître les bonnes pratiques mais les appliquer avec discernement

Le juge reconnaît-il nécessairement une faute si le praticien s’en est écarté ? Tout dépend de la nature de la règle transgressée. Les normes de droit dur, c’est-à-dire celles énoncées dans le code de déontologie médicale ou le code de la santé publique, ainsi que celles qui constituent notre arsenal législatif et règlementaire s’imposent et quiconque y contrevient peut être sanctionné et voir sa responsabilité engagée.

La soft law ou les normes de droit souple constituée notamment des recommandations de bonnes pratiques (HAS ou sociétés savantes) constituent en revanche un instrument d’aide dans la mise en œuvre des stratégies de soins sans caractère impératif. En réalité, le juge tient compte de ces différentes sources mais ne leur confère pas de valeur normative. Le non-respect de ces sources n’entraîne en effet pas systématiquement la reconnaissance par le juge de la faute du médecin. La jurisprudence l’a récemment rappelé dans un arrêt rendu par la Cour d’appel de Versailles le 26 janvier 2017, respectueux en cela de la liberté thérapeutique des professionnels de santé. Dans cette affaire, une patiente ayant subi de lourdes complications après une gastrectomie reproche au chirurgien de n’avoir pas suivi les recommandations de la HAS publiées en janvier 2009 en matière de chirurgie bariatrique imposant des critères, assez restrictifs, de recours - subsidiaire - à cette chirurgie qui n’étaient pas nécessairement respectées au cas présent.

La Cour écarte ce grief considérant qu’« il ne peut être reproché au praticien de n’avoir pas strictement appliqué ces préconisations, d’une part parce qu’elles ont été publiées concomitamment (de) l’intervention, et qu’il pouvait donc ne pas les connaître, et d’autre part et surtout parce qu’elles ne constituent que des règles non contraignantes de bonnes pratiques, et ne font pas obstacle à l’adoption par le médecin de solutions différentes, dans le cadre de son appréciation propre du traitement le plus adapté au cas précis de son patient ». C’est en conjuguant recommandations, expérience et savoir-faire que le praticien choisit la thérapeutique adaptée. Ce choix se fonde notamment sur la balance bénéfice/risque d’un acte de prévention, de diagnostic ou de soins proposé par le médecin, établie en concertation avec le patient qui a toujours la liberté de les refuser. Pour autant, une condamnation en cas de non-respect des recommandations reste possible si le professionnel de santé n’est pas en mesure de justifier les motifs de son abstention et à fortiori s’il ne les connaissait pas.

 

  Le Pr Agnès Buzyn, présidente du collège de la Haute autorité de santé et ministre des Solidarités et de la Santé depuis le 17 mai 2017, a d’ailleurs réaffirmé le rôle primordial de ces outils dans l’exercice quotidien des médecins tout en précisant : « Les recommandations de bonne pratique de la HAS n’ont pas à être opposables car la médecine est un art évolutif […] » a-t-elle rappelé. « Les médecins doivent connaître les bonnes pratiques, a-t-elle précisé, et être capables de dire pourquoi, le cas échéant, ils s’en sont éloignés. C’est lorsque les praticiens ne justifient pas les raisons qui les ont fait s’écarter de ces recommandations qu’ils courent un risque judiciaire. » « Si elles demeurent une aide précieuse pour le médecin, les recommandations de bonne pratique de la Haute autorité de santé (HAS) ne constituent pas une obligation à suivre systématiquement au pied de la lettre ». Par ailleurs pour apprécier si le praticien a commis une faute, l’expert et le juge doivent se replacer dans l’état des connaissances scientifiques à l’époque des faits pour déterminer si le médecin a agi comme il était tenu de le faire.

En effet, la Cour de cassation rappelle régulièrement qu’il faut se replacer au jour des faits et se référer aux connaissances scientifiques de l’époque. Il en est ainsi dans un arrêt rendu par la Cour de cassation le 13 juillet 2016 (n° 15-20268) où le médecin accoucheur reprochait à l’expert judiciaire de s’être référé à des publications postérieures à l’année de l’acte médical pour considérer qu’une césarienne aurait dû être pratiquée à la place d’un accouchement par voie basse. La Cour de cassation a admis le pourvoi formé par l’obstétricien.

 

Conclusion

 

Pour le Dr Luc Duquesnel, président des présidents des Généralistes-CSMF, un subtil dosage entre le respect d’une recommandation et la possibilité de s’en écarter « est ce qui fait la grandeur et la difficulté de l’art médical ». (Quotidien du médecin 13 mars 2017 : Obligation déontologique mais pas juridique, les recommandations de la HAS n’ont pas à être opposables (Henri de Saint Roman)). L’exercice de la médecine de nos jours se situe donc au point de jonction entre un cadre nécessaire, indispensable à la garantie de la qualité des soins et l’évolution de la science fruit de l’innovation.


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