Un nouveau paradigme pour la gestion du microbiote oral

Rubrique Pour en savoir plus - AON #74 juin 2025

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Introduction

 

Au cours des 350 dernières années, les paradigmes relatifs au microbiote oral ont vu le jour, ont évolué et se sont enrichis : des "animalcules" observés par Antonie van Leeuwenhoek, aux théories des humeurs, puis à la plaque dentaire, au biofilm, à l’écosystème, et enfin aux concepts modernes de microbiote, microbiome, dysbiose et eubiose. Chaque période a apporté son lot de découvertes, contribuant à affiner notre compréhension de cet écosystème complexe. Des premières observations microscopiques aux récentes avancées de la métagénomique, la recherche sur le microbiote oral a connu une progression continue.

 

Autrefois considéré comme une simple collection de bactéries, le microbiote oral est aujourd’hui reconnu comme un acteur central dans la santé orale et systémique. Cette évolution reflète une meilleure prise en compte de la co-évolution entre l’homme et ses microorganismes, ainsi que l’intégration de nouvelles approches scientifiques, plus globales et holistiques. Ces avancées ouvrent la voie à des stratégies thérapeutiques novatrices, notamment les biothérapies, qui occupent désormais une place centrale dans la gestion des dysbioses.

 

Cet article a pour objectif d’analyser les évolutions historiques et les avancées contemporaines dans le domaine des biothérapies, tout en proposant une gestion optimisée du microbiote oral. Il vise à introduire un paradigme clinique nouveau, susceptible d’améliorer la prise en charge des dysbioses orales par les chirurgiens dentsites et de transformer la perception des patients quant à leur santé bucco-dentaire. En intégrant des approches favorisant le développement de la métacognition, ce paradigme ambitionne de renforcer l’autonomie des patients dans la gestion de leur santé orale.

 

Historique : des « animalcules » au microbiote

 

L’histoire de la recherche sur le microbiote oral débute en 1683, lorsque Antonie van Leeuwenhoek, à l’aide de son microscope rudimentaire, observe des « animalcules » dans des prélèvements de plaque dentaire (Fig. 1). Ces premières observations marquent un tournant dans la compréhension des microorganismes. Cependant, ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle, grâce aux travaux de Louis Pasteur (Fig. 1) et Robert Koch, que le rôle des microorganismes dans les maladies infectieuses est pleinement établi. Ces pionniers de la microbiologie posent les bases des théories modernes des maladies infectieuses, incluant celles affectant la cavité buccale.

 

Les années 1970 représentent une autre avancée majeure avec le développement des techniques de culture bactérienne pour les bactéries anaérobies, permettant d’identifier des pathogènes parodontaux comme Porphyromonas gingivalis (Fig. 2) et Tannerella forsythia. À partir des années 2000, l’avènement de la métagénomique et du séquençage à haut débit révolutionne la compréhension du microbiote oral, révélant une biodiversité et une complexité fonctionnelle jusque-là insoupçonnées.


 

Archéobiologie du microbiote oral

 

L’archéobiologie du microbiote oral explore la coévolution entre les microorganismes oraux et l’homme à travers l’étude de prélèvements issus de populations anciennes. Ce microbiote résulte de 40 millions d’années d’interactions évolutives influencées par des changements alimentaires et environnementaux, notamment avec la transition vers l’agriculture et l’élevage au néolithique, favorisant l’émergence de maladies infectieuses de type zoonose (Alegado et al, 2014).

 

Le microbiote oral s’installe dès la naissance via la transmission de la flore vaginale maternelle et l’exposition à l’environnement. Il forme un équilibre symbiotique complexe, constamment influencé par des facteurs environnementaux et comportementaux (alimentation, hygiène). Depuis les premières espèces humaines, cet écosystème diversifié, comprenant bactéries, virus et champignons, joue un rôle clé dans la santé orale. Une perturbation de cet équilibre (dysbiose) peut causer des pathologies telles que caries et maladies parodontales et des déséquilibres à distance.

La coévolution homme-microorganismes a façonné des adaptations cruciales, comme la capacité des Streptococcus à métaboliser l’amidon. Les transferts horizontaux de gènes ont enrichi le génome humain, influençant des fonctions métaboliques et immunitaires. La mitochondrie, issue d’une ancienne bactérie, illustre cette symbiose évolutive entre l’homme et la bactérie (Fig. 3).

 

 

Le microbiote oral normal : composition et organisation

 

Le microbiote oral (Fig. 4) est l'une des communautés microbiennes les plus complexes du corps humain, avec environ 700 espèces bactériennes distinctes et près de six milliards de bactéries. Il inclut également des champignons, protozoaires, archaebactéries et virus.

 

Principaux genres bactériens :

  • Streptococcus (S. mitis, S. sanguinis, S. salivarius) : colonisent précocement la cavité buccale et sont associés à la santé orale.
  • Actinomyces : abondants chez les individus en bonne santé.
  • Veillonella : neutralisent les acides produits par d'autres bactéries.

 

Autres composants :

  • Champignons : Candida, Cladosporium, Aspergillus.
  • Protozoaires : Entamoeba gingivalis, Trichomonas tenax.
  • Archaebactéries : Leur rôle reste peu compris.
  • Virus : Présents même dans un microbiote sain, bien que souvent associés à des pathologies.

Le microbiote oral est organisé en biofilms sur les surfaces solides des dents et des muqueuses. Ces biofilms offrent une protection contre les agressions extérieures (salive, biocides) et jouent un rôle essentiel dans le maintien d’un équilibre oral favorable.

 

Composantes du microbiote oral :

  • Core microbiome : Ensemble de gènes bactériens partagés par la majorité des individus sains, assurant des fonctions biologiques essentielles.
  • -Microbiome variable : Spécifique à chaque individu, influencé par le mode de vie, l’alimentation et d'autres facteurs environnementaux et génétiques (Rajasekaran et al, 2024).

Cette diversité microbienne est cruciale pour maintenir l’homéostasie orale et prévenir les pathologies locales et systémiques.

 

Dysbioses orales et pathologies associées

 

Les dysbioses orales résultent d’un déséquilibre dans la composition du microbiote, favorisant la prolifération de bactéries pathogènes au détriment des espèces bénéfiques. Ce déséquilibre est à l’origine de plusieurs pathologies buccales et systémiques : 

  • Carie dentaire : causée par des bactéries cariogènes telles que Streptococcus mutans, elle résulte de la production d’acides qui déminéralisent l’émail dentaire. La carie est l’une des maladies chroniques les plus répandues dans le monde.
  • Gingivite et parodontite : la gingivite, une inflammation réversible des gencives, peut évoluer vers une parodontite (Fig. 5) si elle n’est pas traitée. Cette dernière est caractérisée par une destruction progressive des tissus de soutien de la dent, avec des bactéries comme P. gingivalis (Fig. 2) et Treponema denticola jouant un rôle clé (Bodet et al, 2006).
  • Halitose et candidose : la mauvaise haleine est souvent liée à la production de composés sulfurés volatils par des bactéries anaérobies. Quant à la candidose orale, elle résulte de la prolifération de levures Candida, favorisée par des facteurs immunosuppresseurs ou des traitements antibiotiques.

Outre ces pathologies locales, les dysbioses orales sont associées à des maladies systémiques telles que les maladies cardiovasculaires, le diabète, ou encore certaines maladies neurodégénératives comme la maladie d’Alzheimer. Ces interactions soulignent l’importance d’une gestion optimale du microbiote oral pour préserver la santé globale.

 

 

Biothérapies : une réponse innovante

 

Les biothérapies offrent des solutions prometteuses pour restaurer l’équilibre du microbiote oral. Contrairement aux traitements conventionnels comme les antibiotiques, qui peuvent déstabiliser l’écosystème microbien, les biothérapies ciblent spécifiquement les pathogènes ou favorisent les microorganismes bénéfiques.

  • Prébiotiques : ces substances non digestibles favorisent la croissance des bactéries bénéfiques, renforçant ainsi leur rôle protecteur. Par exemple, les fibres alimentaires encouragent la prolifération de Bifidobacterium et Lactobacillus, qui contribuent à une bonne santé buccale.
  • Probiotiques : l’introduction de microorganismes vivants, tels que Lactobacillus reuteri ou Streptococcus salivarius (Fig. 7), peut prévenir ou corriger une dysbiose en modifiant l’environnement microbien local (Beattie, 2024).
  • Phagothérapie : cette approche utilise des bactériophages (Chen et al, 2021) pour cibler et détruire spécifiquement les bactéries pathogènes (Fig. 6). Prometteuse, notamment contre les infections résistantes, la phagothérapie pourrait jouer un rôle clé dans la gestion des parodontites sévères (Gaborieau et al, 2024).
  • Peptides antimicrobiens : naturels ou synthétiques, ces peptides ciblent directement les membranes des bactéries pathogènes, sans affecter les microorganismes bénéfiques, ouvrant la voie à des traitements plus sélectifs et efficaces.


 

Gestion quotidienne du microbiote oral

 

La gestion du microbiote oral ne se limite pas à traiter les dysbioses. Elle inclut des mesures préventives visant à préserver l’équilibre microbien.

  • Hygiène bucco-dentaire adaptée : l’usage régulier de brosses électriques et de dispositifs comme les irrigateurs dentaires permet de réduire efficacement la plaque dentaire. Toutefois, un excès de nettoyage peut perturber le microbiote. Il est crucial de suivre des recommandations adaptées pour éviter de nuire à la diversité microbienne.
  • Alimentation et microbiote : une alimentation variée, riche en fibres et pauvre en sucres transformés, contribue à un microbiote sain. Les aliments non transformés, riches en nutriments et en microorganismes naturels, sont particulièrement bénéfiques.
  • Limitation des biocides : l’utilisation excessive d’antibiotiques ou d’antiseptiques peut entraîner une dysbiose. Il est préférable de recourir à ces substances de manière ciblée et de privilégier des alternatives comme les biothérapies.

 

Perspective

 

Le microbiote oral est un écosystème complexe et dynamique, essentiel à la santé bucco-dentaire et systémique. Grâce aux avancées récentes en biothérapies, il est désormais possible d'adopter une approche plus fine et personnalisée pour préserver cet équilibre fragile. Les probiotiques, prébiotiques, peptides antimicrobiens, ainsi que des techniques innovantes comme la phagothérapie ou la greffe de microbiote, offrent des solutions prometteuses pour prévenir et traiter les dysbioses orales sans perturber l'écosystème microbien global. L'intégration de ces thérapies dans la vie quotidienne requiert un changement de perspective sur l’hygiène bucco-dentaire. Il ne s'agit plus uniquement d'éliminer les bactéries pathogènes, mais de créer un environnement favorable à l’épanouissement des micro-organismes bénéfiques. Cela invite également à reconsidérer l’usage excessif des biocides (antibiotiques et antiseptiques), qui peuvent, à long terme, altérer l’équilibre du microbiote.

 

La relation entre l'homme et ses micro-organismes doit être envisagée sous un angle résolument symbiotique. Plutôt que de percevoir les micro-organismes comme de simples envahisseurs, il est crucial de reconnaître leur rôle fondamental dans le maintien de la santé globale. Cette vision ouvre la voie à des pratiques plus respectueuses de notre écosystème interne, favorisant des stratégies qui soutiennent le microbiote plutôt que de le détruire.

 

Enfin, l’intelligence artificielle générative (IAG) pourrait jouer un rôle central dans l’avenir de la gestion du microbiote oral. Face à la complexité des données issues des études microbiotiques, des outils performants sont nécessaires pour analyser et interpréter ces informations à grande échelle. L’IAG permettrait de personnaliser les traitements en fonction du profil microbien spécifique de chaque individu, ouvrant ainsi la voie à une médecine véritablement individualisée.

 

Conclusion

 

En conclusion, la gestion du microbiote oral dépasse désormais la simple question de l’hygiène bucco-dentaire. Elle s’inscrit dans une vision élargie, intégrant les biothérapies (prébiotique, probiotique, post biotique, phagothérapie, greffe de flore, peptide biocide), les enjeux éthiques des nouvelles technologies et une meilleure compréhension de la symbiose entre l’homme et ses micro-organismes. Cette approche holistique pourrait révolutionner dans les années à venir, notre façon de prendre soin de notre santé orale et systémique.

 

Bibliographie

  • Alegado RA, King N. Bacterial influences on animal origins. Cold Spring Harb Perspect Biol. 2014 Oct 3;6(11):a016162.
  • Beattie RE. Probiotics for oral health: a critical evaluation of bacterial strains. Front Microbiol. 2024 Jun 24;15:1430810.
  • C. Bodet, F. Chandad, D. Grenier, Potentiel pathogénique de Porphyromonas gingivalis, Treponema denticola et Tannerella forsythia, le complexe bactérien rouge associé à la parodontite, Volume 703, Issue 3, 04/05/2006, Pages 131-217
  • Chen Z, Guo Z, Lin H, Tian Y, Zhang P, Chen H, Wang Y, Shen Y. The feasibility of phage therapy for periodontitis. Future Microbiol. 2021 Jun; 16:649-656.
  • Gaborieau B, Vaysset H, Tesson F, Charachon I, Dib N, Bernier J, Dequidt T, Georjon H, Clermont O, Hersen P, Debarbieux L, Ricard JD, Erick Denamur E & Bernheim A. Prediction of strain level phage–host interactions across the Escherichia genus using only genomic information, Nature Microbiology, 31 octobre 2024
  • Rajasekaran JJ, Krishnamurthy HK, Bosco J, Jayaraman V, Krishna K, Wang T, Bei K. Oral Microbiome: A Review of Its Impact on Oral and Systemic Health. Microorganisms. 2024 Aug 29;12(9):1797.