LE PIVOT ET LA DENT DURE, une rubrique animée par
Michel Houellebecq • Editions Flammarion • 736 pages
Anéanti, je le fus complètement…
Au moment où paraîtra cette critique, le dernier roman de Houellebecq aura déjà quelques mois et tout aura été dit, je vous livre néanmoins, chers lecteurs qui me suivez dans mes choix littéraires, mes impressions, mon enthousiasme et mes quelques critiques. Nous sommes très nombreux à considérer M. Houellebecq comme l’un de nos meilleurs romanciers français, ainsi ce dernier opus est forcément (aurait dit Duras !) incontournable. Ce n’est pas uniquement son style, son érudition ou ses thèmes de prédilection qui me touchent, c’est également sa vision lucide sur notre société qui se désagrège inexorablement. Du sommet de sa montagne, il observe l’abîme existentiel et civilisationnel qui se creuse lentement. Un bref rappel pour ceux qui auraient sauté des épisodes : Soumission, paru en 2015, traite de l’emprise islamiste en France et de l’élection d’un président musulman, n’en déplaise à certains, nous nous acheminons lentement mais sûrement vers ces Territoires perdus de la république. Serotonine, publié début janvier 2019, anticipe, dans un des chapitres, de façon éblouissante les révoltes rurales, et celles des gilets jaunes qui anéantiront l’activité économique tous les week-ends de cette année 2019 jusqu’à l’arrivé de la Covid. Bien avant que n’éclate le scandale Orpea (un des principaux gestionnaires d’Ehpad français), Anéantir nous décrit par le menu la misère de nos services de gériatrie. Qu’on le veuille ou non, une société qui néglige ses jeunes, l’avenir de la France, avec la dégradation incontestable de notre système éducatif (voir les classements Pisa d’années en années) et qui néglige tout autant « ses vieux » en les laissant abandonnés dans des Ehpad-mouroirs, est une société qui se meurt.
Nous sommes en 2027, et le président, après deux quinquennats successifs ne peut donc plus se représenter (Houellebecq a consulté sa super boule de cristal !) et son successeur pressenti, ministre des Finances, Bruno Juge est un avatar de Bruno Lemaire. Celui-ci, séparé de sa femme vit reclus à Bercy. Son plus proche collaborateur, l’énarque Paul Raison, ne partage plus avec sa femme, énarque également, que le salon de leur appartement. Après dix ans de mariage ils vivent sans aucun échange comme deux colocataires. Les deux hommes se retrouvent ainsi très liés par leurs situations conjugales assez proches. Le père de Paul est frappé d’un très grave AVC qui le laisse aphasique et hémiplégique, ainsi toute la famille se retrouve à son chevet dans sa grande maison en Bourgogne.
C’est un roman protéiforme, difficile à résumer tant les thèmes abordés sont nombreux, la famille, la foi, l’engagement politique, la spiritualité, le couple, l’amour toujours et la passion. Comment résister à l’anéantissement de la fin de vie, au déclin (de la personne, de la société). Nos actes héroïques ou généreux, tout ce que nous avons réussi à accomplir, nos réalisations, nos œuvres, rien de tout cela n’a plus le moindre prix aux yeux du monde – et très vite n’en a pas davantage à nos propres yeux. Nous ôtons ainsi toute motivation et tout sens à la vie ; c’est, très exactement, ce que l’on appelle le nihilisme. Dévaluer le passé et le présent au profit du devenir, dévaluer le réel pour lui préférer une virtualité située dans un futur vague, ce sont des symptômes du nihilisme européen bien plus décisifs que tous ceux que Nietzsche a pu relever.
C’est un roman qu’il faut digérer tel un repas trop copieux dont vous sortez repus mais incapable de discerner la subtilité de chacun des plats. Après analyse post prandiale, ce roman est beaucoup moins noir qu’il ne m’est apparu au sortir des 736 pages, d’où mon anéantissement du préambule. I l faut ajouter que la couverture cartonnée et le volume du bouquin mettaient le poignet à rude épreuve le soir à la veillée ! La présentation par l’éditeur de l’ouvrage sous cellophane, telle une boîte de chocolat, est un peu prétentieuse et peu écologique. Toute la première partie du roman est un peu polluée par des intrigues d’attentats terroristes dont on ne connaîtra ni les auteurs ni les motivations, et avec des personnages de la DGSI minutieusement décris mais qui disparaîtront au cours du roman. Un thriller qui tombe en panne de carburant. Des rêves éveillés de Paul reviennent à plusieurs reprises et sont assez soporifiques et sans intérêts. J’ai, en revanche, été particulièrement touché et enthousiaste par la deuxième partie du livre beaucoup plus profonde et philosophique. Houellebecq passe ainsi du collectif, des problèmes du monde, à l’individuel, aux véritables confrontations de notre quotidien. On suit peu à peu la renaissance du couple éteint de Paul et de sa femme, au contact de la fin de vie du père et de la maladie. L ’âge réel ne se mesure pas par les années qu’on a déjà vécues, mais par celles qui vous restent à vivre. Houellebecq serait-il, avec les années, moins obsédé par le sexe et plus optimiste sur le sens de la vie et plus serein face à la mort ?